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Verba volant scripta manent
4 octobre 2012

"Courage, pleurons!" Extrait - Catégorie Nouvelle

 

 

 

Courage, pleurons!

 

 

 

La crise de la trentaine, il paraît que ça existe chez les femmes. Je suis en crise depuis toujours, en dualité interne, alors la trentaine, je ne l'ai pas attendue. Je n'ai jamais vraiment su ce que je voulais, ce dont je rêvais j'en avais une vague idée mais c'était un rêve, et par définition je me contentais d'y songer, on n'est pas censé faire plus que cela. Les autres rêvent de faire le tour du monde, soit... Je ne suis personne pour juger. Éric ne rêve pas, il est là, prostré devant l'écran qui lui sert de balance-merde, sa vie à lui c'est celle des autres, ses ambitions... quelles ambitions. Sourire à tout et surtout à rien, content de sa petite fortune, satisfait de ses petits moyens, et matérialiste avec ça. Qui pourrait alors aimer ce parasite, le dossier creux sur lequel on peut s'appuyer quand on n'a plus rien à espérer. Si le couple était à l'image d'un caveau orné de bières, une chaine musicale, des gadgets technologiques dernier cri, des sorties qui ne servent à rien, si l'amour était un vide-poche de raclures au dessein incertain, de dépendances mièvres et de longs regards stupides, ce serait les nôtres.

 

*

 

Jeudi matin, pour changer je suis en retard. Je n'ai aucune envie d'aller la rejoindre mais je lui ai dit « Ok, ça marche! ». Elle avait besoin de me raconter son week-end avec son nouveau copain, je n'en ai rien à faire, mais une larme de bonté en moi me rappelle que c'est une brave fille. Ça n'a pas loupé, trois heures pour me détailler leurs ballades, les adjectifs à rallonge qu'il emploie pour la décrire, le restaurant dans lequel il l'a amenée, jusqu'à la couleur de la nappe. J'ai une légère nausée. J'ai vu les photos de ce gars, brun, un nez, des yeux, une bouche, pas trop laid, attendu. J'ai eu envie de la mettre en garde, elle s'emballe au bout de dix minutes, et il en faut généralement à peine plus pour qu'elle se casse la gueule. Je n'ai rien dit, j'en ai des douleurs dans la nuque à force d'avoir acquiescé de la tête en signe d'approbation. Je ne veux pas être la seule à vivre cette chose merveilleuse qu'est la vie de couple, j'apporte donc ma pierre à l'édifice, je les invite à diner. Date et heures entendues, je la quitte et retourne à mon appartement. Ce qui devait arriver arriva, il est là. Il travaille à temps partiel, mais j'avais quand-même espéré m'être trompée dans son emploi du temps. Tant pis, je ferai avec.

 

-Alors?

-Alors un café, l'addition et maison.

-Tu m'aimes?

-Tu le sais.

-Dis-le alors!

 

Nous y voilà, au carnaval des définitions, la manie de vouloir mettre des mots sur les états, toujours tout nommer, pour se l'approprier.

 

 Alors dis-le.

 

Comme si le dire était la clef de notre bonheur. Verba volant, les paroles s'envolent. Si on arrêtait d'étiqueter nos vies, on pourrait peut-être commencer à les vivre, et pas les acheter avec des mots qui, lâchés à tout bout de champ, n'ont plus de sens et s'en vont mourir dans un coin de notre tête. Autant parler au vent que de lui dire tout ça. Parler de vivre la vie à quelqu'un qui la subit, et qui en est rassasié de surcroit. Je pourrais lui dire Je t'aime, mais je n'ai jamais su mentir. Et puis, ça n'est plus le cas, depuis bien longtemps, je crois. Je suis trop lâche pour le quitter, trop faible pour l'oublier. Mais le pire dans tout ça, c'est que nous le savons tous les deux, je ne suis plus moi pour savoir à quel moment nous sommes dans le vrai, à quel moment je l'aime ou le déteste, à quelle heure je suis là ni à quelle heure je m'en vais. Il tient ma main quoi que je dise, il tient ma main quoi que je fasse et quoi que j'oublie avoir fait. Il était là pour elle, pour moi. Il tient encore ma main, il a mis ma tête sur son épaule, je crois qu'elle pleure à ce moment précis, je l'écoute, elle veut hurler mais nous la serrons du plus profond de nos forces pour la calmer. Ses larmes brulent ma peau chaque fois que je m'approche d'elle, elle tente toujours de me frapper, Éric sait tout cela, il anticipe. Il a placé sur la table basse un verre et deux comprimés blancs. Le sel pique mes joues, j'ignore l'heure qu'il est, mais à mon réveil il est encore là, un jour de plus en moins...

 

*

 

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